Venise sauvée (de Simone Weil)
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- Опубліковано 6 лют 2025
- En 1940, Simone Weil commence la rédaction d’une tragédie : Venise sauvée, qu’elle laissera inachevée à sa mort, en 1943.
La pièce a pour cadre la Venise de 1618 et raconte le coup de force tenté cette année là, selon l’abbé de Saint-Réal, par l’ambassadeur d’Espagne pour renverser la République vénitienne. Cette conjuration, qui échoua, avait déjà été l’argument, au XVIIè siècle, d’une pièce de Thomas Otway portant le même titre, et qui avait eu grand succès. Simone Weil reprend l’épisode mais modifie l’angle de vue, passant du récit d’une passion amoureuse malmenée à une réflexion sur le pouvoir, la nation et la force. Elle écrit en effet Venise sauvée dans les mêmes mois pendant lesquels elle rédige ce qui deviendra L’Enracinement et, également, certains passages de L’Iliade ou le poème de la force ; les thèmes traités se répercutent de l’un à l’autre texte.
Comme L’Enracinement, la pièce demeure inachevée. Si certains passages et dialogues ont été entièrement rédigés, beaucoup d’autres restent lacunaires et ne sont que résumés, esquissés ou même simplement évoqués par des didascalies et des annotations parfois elliptiques : “Etc. Thème de l’irréalité. Carthage, Carthagène, Persépolis.“. La structure de la pièce, et son déroulement, sont cependant connus. Aurait-elle été jouable ? C’est difficile à dire, dans son état fragmentaire : beaucoup de discours et de monologues, peu d’action ; mais peut-être aurait-ce néanmoins été porté par la tension dramatique.
Dans la scène lue, qui se situe au début de l’acte II, je prête ma voix à Renaud, chef des mercenaires engagés par l’ambassadeur d’Espagne pour mener le coup de force contre les institutions vénitiennes. Son discours s’adresse à Jaffier, un capitaine de vaisseau provençal qui a été chargé de mener l’assaut, et qui est le véritable héros de la pièce, un “héros parfait” pour reprendre les mots laissés par l’autrice dans ses notes.
Le soir venu, quelques heures avant l’attaque de la ville, Renaud donne à Jaffier un cours de guerre, une leçon d’anéantissement et de déracinement de l’ennemi : comment abattre un peuple de manière telle qu’il ne se relève pas, qu’il reste à jamais fracassé à terre.
Dans ce grand discours de Renaud, deux choses sont frappantes.
La première est la fascination qu’au travers de ce personnage, Simone Weil semble une nouvelle fois éprouver pour la douleur, la souffrance, la violence, l’humiliation. L’insistance avec laquelle Renaud souligne la nécessité d’écraser les Vénitiens, d’anéantir chez eux toute dignité et toute velléité de liberté, de les transformer en des jouets (le mot est répété), en des pantins à la merci d’une volonté supérieure rappelle cette terrible image du papillon épinglé vivant sur un album qu’elle avait utilisé notamment dans L’amour de Dieu et le malheur.
C’est justement au fond de cet anéantissement que, comme l’homme se tordant de douleur au milieu de la route, les Vénitiens trouveront, dit Renaud, le chemin vers l’amour de leurs nouveaux maîtres :
On croirait entendre le Grand inquisiteur de Dostoïevski racontant au Christ la façon dont, ayant pris conscience du trop lourd fardeau que représentait la liberté, il a décidé d’en décharger les épaules des hommes et comment ceux-ci, depuis, infantilisés, sont devenus ses choses. Et ce : “Ils vous regarderont comme un Dieu” sonne étrangement, tellement l’amour de Dieu va, chez Simone Weil, de pair avec le sacrifice de soi, et tellement la foi semble chez elle procéder d’une épreuve cathartique liée à l’écrasement et à l’anéantissement de l’être sous la volonté d’un Dieu cruel et jaloux.
“Les cruautés de cette nuit ne feront pas tort à votre réputation, car tout le monde sait quelle est la licence des soldats dans un sac. Vous arrêterez cette licence quand elle sera allée assez loin ; comme c’est vous qui aurez rendu l’ordre et la sécurité après la terreur, les gens d’ici vous obéiront aveuglément. Ils vous obéiront contre leur gré mais c’est ainsi qu’un vrai chef aime être obéi. Et presque aussitôt ils vous aimeront, car ils n’attendront leurs maux et leur bien que de vous, et l’on aime celui dont on dépend absolument.”
Ce passage sur l’amour qu’on a pour celui dont on attend maux et biens, dont on dépend absolument et qui nous traite comme sa créature, est d’un réalisme, d’un cynisme effrayants. De quelle terrible expérience Simone Weil a-t-elle tiré cette vision noire et amère, servile, dégradante de l’amour ? Cette vision qui fonde ensuite sa conception sadomasochiste des rapports entre les hommes et Dieu ?