Il n'est que trop exact que les valeurs et signes, ainsi promus comme principes et critères de distinctions, servent la désagrégation du social, sa réduction. Ce qui apparaît dans le livre de Pierre Bourdieu sur ce thème : La Distinction, en la décrivant d'une façon remarquable, mais sans critique du processus, en le considérant "positivement", avec les yeux exercés du savant. En consacrant ce processus par la scientificité de son exposé, ce sociologue scientiste n'aboutit pas seulement à liquider la différence et la pensée différentialiste, il aplatit la réalité sociale, c-à-d la réalité du social, en écartant plusieurs dimensions : l'historique d'abord mais aussi les valeurs attachées aux œuvres elles-mêmes et non pas aux groupes, valeurs que cette description sociologique détache et tue. En définissant ces valeurs par leur seul rapport social envisagé comme facteur de distinction, le savoir les abolit. L'unidimensionalité selon Herbert Marcuse se réalise ainsi de façon imprévue, à la fois dans le savoir et dans la réalité ; et cela en France et non plus seulement aux U.S.A. Il n'est pas douteux que cet aplatissement n'a pas lieu seulement dans un ouvrage qui se veut scientifique, il se produit dans la réalité décrite, à savoir les classes moyennes ou du moins une partie d'entre elles. De tels ouvrages perpétuent les aspects les plus contestables du savoir en général, de la sociologie en particulier et du marxisme lui-même (réduit tantôt à un sociologisme, tantôt à un historicisme, tantôt à un économisme ou à un philosophisme). La réduction du social à des intérêts et à des idéologies de classe, même s'il ne s'agit pas de ceux de la bourgeoisie mais des classes moyennes, tant à détruire le social. Il sort de cette réduction soit un essentialisme plus ou moins statique, soit un volontarisme plus ou moins abstrait. La distinction prise comme critère engendre pour certaines strates une essence qu'on leur attribue, à laquelle on les attache, et qui constitue avec ses procédures distinctives maintenues envers et contre tout (envers et contre le tout). Il arrive également que des ambitions et des prétentions travesties en "distinction" par rapport aux couches sociales dites inférieures donnent naissance à des volontés politiques qui s'inscrivent dans le jeu des dominateurs. Si quelqu'un préfère le Canard de Vienne et la musique de Schumann aux chanson de Sylvie Vartan ou de Sheila, ce serait donc pour se distinguer des petits bourgeois qui adorent celle-ci - et aussi pour annuler la distance par laquelle l'élite bourgeoise se distingue elle-même des autres classes. Intrinsèquement Schumann et sa musique n'y sont pour rien. La valeur esthétique de la musique n'entre plus en compte ; bien entendu sans le dire on tend à la faire disparaître. Quelle réduction, quel appauvrissement, par rapport aux propos d'Adorno, pour ne citer que lui, sur ce rapport entre le musical, le social et l'idéologique ! L'accumulation des faits, des données, voire des chiffres, prouve ce qu'elle veut prouver, et pourtant ne prouve rien. Au contraire : cette accumulation témoigne contre le "réalisme" d'une thèse qui détruit le virtuel au nom du savoir positif. Cette thèse appuie positivement une mystification qui part du réel et le consacre de façon a-critique en abolissant ce que Hegel considérait à juste titre comme du réel autant et plus que les faits accomplis, à savoir le possible. Henri Lefebvre - Critique de la vie quotidienne III, p116_117;
La distinction entre la raison et l'entendement est l'une des distinctions les plus compliquées que j'ai pu rencontrer en philosophie. Et cette distinction varie d'un philosophe à un autre, par-delà la distinction établie par Kant (entre "Verstand" et "Vernunft", comme précisé par monsieur Pagani). La raison serait-elle, en gros, l'usage de l'entendement liée à l'action (praxis)?
Certaines époques ont montré qu’elles croyaient fortement dans la puissance de la pensée critique. Ce fut le cas de celle de l’empereur chinois Ts’in Che Hoang Ti, qui organisa le premier autodafé de livres, de celle qui condamna Anaxagore et Socrate, ou encore de celle qui envoya au bûcher Bruno et Vanini. Et en Iran, sous le régime du Shah, une enseignante fut condamnée à la prison à vie parce qu’elle détenait un exemplaire de la Science de la logique de Hegel. Anselm Jappe
Ainsi le sens commun, "commun" au sens de vulgaire et aplati, se signale, lequel dit "ce ne sont que des idées, ça ne fait pas pousser les patates ni s'accroître le tiroir caisse"; alors que tout homme, femme et tout pouvoir intelligents savent que rien ne peut avoir plus de conséquences ni être plus craint que l'idée, les idées.
Dans les recherches d'un "graal" néfaste... une bouteille à la mer La mémoire et l'attention sont nécessaires. Il semble qu'on ne puisse séparer Marx de Hegel, et inversement qu'on ne puisse pas plus séparer Hegel de Marx. Un savoir en appel un autre, non comme une accumulation de savoir, ou un encyclopédisme vulgaire, même classique qui n'est de toute manière plus possible. Les cours, les leçons données par Hegel sont un commencement (il serait dommage de ne pas profiter d'une partie de ce savoir, étendu et profond acquis avec sérieux par Hegel, ce savoir qui était encyclopédique). Marx (immense savoir) est aussi un commencement de la philosophie de Hegel. Les successeurs de Hegel sont nos prédécesseurs, ils ont fait un énorme travail dont nous pouvons nous servir. Pour savoir écrire il faut avoir lu, et pour savoir lire il faut savoir vivre: voilà ce que le prolétariat devra apprendre d'une seule opération, dans la lutte révolutionnaire. Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans langage, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n'est consigné nulle part. Il ne se communique pas. Il est incompris et oublié au profit de la fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable. Quand le prolétariat manifeste par sa propre existence en actes que cette pensée de l'histoire ne s'est pas oubliée, le démenti de la conclusion est aussi bien la confirmation de la méthode.
Le caractère inséparable de la théorie de Marx et de la méthode hégélienne est lui-même inséparable du caractère révolutionnaire de cette théorie, c’est-à-dire de sa vérité. C’est en ceci que cette première relation a été généralement ignorée ou mal comprise, ou encore dénoncée comme le faible de ce qui devenait fallacieusement une doctrine marxiste. Bernstein, dans Socialisme théorique et Social-démocratie pratique, révèle parfaitement cette liaison de la méthode dialectique et de la prise de parti historique, en déplorant les prévisions peu scientifiques du Manifeste de 1847 sur l’imminence de la révolution prolétarienne en Allemagne : « Cette auto-suggestion historique, tellement erronée que le premier visionnaire politique venu ne pourrait guère trouver mieux, serait incompréhensible chez un Marx, qui à cette époque avait déjà sérieusement étudié l’économie, si on ne devait pas voir en elle le produit d’un reste de la dialectique antithétique hégélienne, dont Marx, pas plus qu’Engels, n’a jamais su complètement se défaire. En ces temps d’effervescence générale, cela lui a été d’autant plus fatal. » Le renversement que Marx effectue pour un « sauvetage par transfert » de la pensée des révolutions bourgeoises ne consiste pas trivialement à remplacer par le développement matérialiste des forces productives le parcours de l’Esprit hégélien allant à sa propre rencontre dans le temps, son objectivation étant identique à son aliénation, et ses blessures historiques ne laissant pas de cicatrices. L’histoire devenue réelle n’a plus de fin. Marx a ruiné la position séparée de Hegel devant ce qui advient ; et la contemplation d’un agent suprême extérieur, quel qu’il soit. La théorie n’a plus à connaître que ce qu’elle fait. C’est au contraire la contemplation du mouvement de l’économie, dans la pensée dominante de la société actuelle, qui est l’héritage non renversé de la part non dialectique dans la tentative hégélienne d’un système circulaire : c’est une approbation qui a perdu la dimension du concept, et qui n’a plus besoin d’un hégélianisme pour se justifier, car le mouvement qu’il s’agit de louer n’est plus qu’un secteur sans pensée du monde, dont le développement mécanique domine effectivement le tout. Le projet de Marx est celui d’une histoire consciente. Le quantitatif qui survient dans le développement aveugle des forces productives simplement économiques doit se changer en appropriation historique qualitative. La critique de l’économie politique est le premier acte de cette fin de la préhistoire : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, c’est la classe révolutionnaire elle-même. » Ce qui rattache étroitement la théorie de Marx à la pensée scientifique, c’est la compréhension rationnelle des forces qui s’exercent réellement dans la société. Mais elle est fondamentalement un au-delà de la pensée scientifique, où celle-ci n’est conservée qu’en étant dépassée : il s’agit d’une compréhension de la lutte, et nullement de la loi. « Nous ne connaissons qu’une seule science : la science de l’histoire », dit L’Idéologie allemande.
Alors qu'il faudrait (personne ne l'ignore) un nouvel ordre économique mondial, la stratégie impose une nouvelle division du travail à l'échelle mondiale, qui maintient et aggraves les inégalités de croissance et de développement. Les dominateurs s'opposent à toute déstabilisation - terme à la mode qui dit bien ce qu'il veut dire - donc à tout mouvement. S'il y a devenir (peut-on, même avec un grand pouvoir, empêcher le devenir ?), il advient malgré les puissances dominantes, économiques et politiques. Elles n'autorisent q'en prenant des garanties les innovations technologiques ; et c'est sans doute la forme que prend aujourd'hui la contradiction indiquée par Marx entre les forces productives et les rapports sociaux et politiques, ainsi que la "loi de la valeur" considérée à l'échelle internationale. Ces puissances ont évacué, c-à-d anéanti ou neutralisé, les tentatives de démocratie directe, par exemple dans les villes et les collectivités locales. Se plaçant au niveau global, le pouvoir politique s'emploie un peu partout à obtenir par tous les moyens - pression, répression, sollicitations et promesses - le fameux consensus qui suppose et engendre la stabilité. Pour relancer et redéployer (encore un mot à la mode) la production et l'appareil productif, il faudrait d'abord des injections massives de technologies, avec des conséquences aussi redoutables qu'imprévisibles. Certes, la politique économique ne consiste plus en la mise au rebut des technologies - ce que Lénine considérait comme une fatalité du capitalisme monopolistique - mais en un dosage habile visant à laisser intactes les structures essentielles. Adoptées ou imposées, les innovations se calculent en haut lieu de façon à ne pas toucher aux rapports de domination et même à les renforcer. Pourtant des modifications se produisent qui ébranlent le système. Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III, 1981, p 96_97.
passionnant !!
Il n'est que trop exact que les valeurs et signes, ainsi promus comme principes et critères de distinctions, servent la désagrégation du social, sa réduction. Ce qui apparaît dans le livre de Pierre Bourdieu sur ce thème : La Distinction, en la décrivant d'une façon remarquable, mais sans critique du processus, en le considérant "positivement", avec les yeux exercés du savant. En consacrant ce processus par la scientificité de son exposé, ce sociologue scientiste n'aboutit pas seulement à liquider la différence et la pensée différentialiste, il aplatit la réalité sociale, c-à-d la réalité du social, en écartant plusieurs dimensions : l'historique d'abord mais aussi les valeurs attachées aux œuvres elles-mêmes et non pas aux groupes, valeurs que cette description sociologique détache et tue. En définissant ces valeurs par leur seul rapport social envisagé comme facteur de distinction, le savoir les abolit.
L'unidimensionalité selon Herbert Marcuse se réalise ainsi de façon imprévue, à la fois dans le savoir et dans la réalité ; et cela en France et non plus seulement aux U.S.A. Il n'est pas douteux que cet aplatissement n'a pas lieu seulement dans un ouvrage qui se veut scientifique, il se produit dans la réalité décrite, à savoir les classes moyennes ou du moins une partie d'entre elles. De tels ouvrages perpétuent les aspects les plus contestables du savoir en général, de la sociologie en particulier et du marxisme lui-même (réduit tantôt à un sociologisme, tantôt à un historicisme, tantôt à un économisme ou à un philosophisme). La réduction du social à des intérêts et à des idéologies de classe, même s'il ne s'agit pas de ceux de la bourgeoisie mais des classes moyennes, tant à détruire le social.
Il sort de cette réduction soit un essentialisme plus ou moins statique, soit un volontarisme plus ou moins abstrait. La distinction prise comme critère engendre pour certaines strates une essence qu'on leur attribue, à laquelle on les attache, et qui constitue avec ses procédures distinctives maintenues envers et contre tout (envers et contre le tout).
Il arrive également que des ambitions et des prétentions travesties en "distinction" par rapport aux couches sociales dites inférieures donnent naissance à des volontés politiques qui s'inscrivent dans le jeu des dominateurs.
Si quelqu'un préfère le Canard de Vienne et la musique de Schumann aux chanson de Sylvie Vartan ou de Sheila, ce serait donc pour se distinguer des petits bourgeois qui adorent celle-ci - et aussi pour annuler la distance par laquelle l'élite bourgeoise se distingue elle-même des autres classes. Intrinsèquement Schumann et sa musique n'y sont pour rien. La valeur esthétique de la musique n'entre plus en compte ; bien entendu sans le dire on tend à la faire disparaître. Quelle réduction, quel appauvrissement, par rapport aux propos d'Adorno, pour ne citer que lui, sur ce rapport entre le musical, le social et l'idéologique !
L'accumulation des faits, des données, voire des chiffres, prouve ce qu'elle veut prouver, et pourtant ne prouve rien. Au contraire : cette accumulation témoigne contre le "réalisme" d'une thèse qui détruit le virtuel au nom du savoir positif. Cette thèse appuie positivement une mystification qui part du réel et le consacre de façon a-critique en abolissant ce que Hegel considérait à juste titre comme du réel autant et plus que les faits accomplis, à savoir le possible.
Henri Lefebvre - Critique de la vie quotidienne III, p116_117;
La distinction entre la raison et l'entendement est l'une des distinctions les plus compliquées que j'ai pu rencontrer en philosophie. Et cette distinction varie d'un philosophe à un autre, par-delà la distinction établie par Kant (entre "Verstand" et "Vernunft", comme précisé par monsieur Pagani). La raison serait-elle, en gros, l'usage de l'entendement liée à l'action (praxis)?
Qui considère la vie d'un homme y trouve l'histoire du genre. Rien n'a pu le rendre mauvais.
Certaines époques ont montré qu’elles croyaient fortement dans la puissance de la pensée critique. Ce fut le cas de celle de l’empereur chinois Ts’in Che Hoang Ti, qui organisa le premier autodafé de livres, de celle qui condamna Anaxagore et Socrate, ou encore de celle qui envoya au bûcher Bruno et Vanini. Et en Iran, sous le régime du Shah, une enseignante fut condamnée à la prison à vie parce qu’elle détenait un exemplaire de la Science de la logique de Hegel.
Anselm Jappe
Ainsi le sens commun, "commun" au sens de vulgaire et aplati, se signale, lequel dit "ce ne sont que des idées, ça ne fait pas pousser les patates ni s'accroître le tiroir caisse"; alors que tout homme, femme et tout pouvoir intelligents savent que rien ne peut avoir plus de conséquences ni être plus craint que l'idée, les idées.
Je viens d'acheter pour 1€ "La raison dans l'histoire" de Hegel, est-ce un bon ouvrage pour commencer ?
Oui tout à fait
Un des meilleurs ! Dominique en cite souvent des passages.
Super merci !
Dans les recherches d'un "graal" néfaste... une bouteille à la mer
La mémoire et l'attention sont nécessaires. Il semble qu'on ne puisse séparer Marx de Hegel, et inversement qu'on ne puisse pas plus séparer Hegel de Marx.
Un savoir en appel un autre, non comme une accumulation de savoir, ou un encyclopédisme vulgaire, même classique qui n'est de toute manière plus possible.
Les cours, les leçons données par Hegel sont un commencement (il serait dommage de ne pas profiter d'une partie de ce savoir, étendu et profond acquis avec sérieux par Hegel, ce savoir qui était encyclopédique). Marx (immense savoir) est aussi un commencement de la philosophie de Hegel.
Les successeurs de Hegel sont nos prédécesseurs, ils ont fait un énorme travail dont nous pouvons nous servir.
Pour savoir écrire il faut avoir lu, et pour savoir lire il faut savoir vivre: voilà ce que le prolétariat devra apprendre d'une seule opération, dans la lutte révolutionnaire.
Ce vécu individuel de la vie quotidienne séparée reste sans langage, sans concept, sans accès critique à son propre passé qui n'est consigné nulle part. Il ne se communique pas. Il est incompris et oublié au profit de la fausse mémoire spectaculaire du non-mémorable.
Quand le prolétariat manifeste par sa propre existence en actes que cette pensée de l'histoire ne s'est pas oubliée, le démenti de la conclusion est aussi bien la confirmation de la méthode.
Le caractère inséparable de la théorie de Marx et de la méthode hégélienne est lui-même inséparable du caractère révolutionnaire de cette théorie, c’est-à-dire de sa vérité. C’est en ceci que cette première relation a été généralement ignorée ou mal comprise, ou encore dénoncée comme le faible de ce qui devenait fallacieusement une doctrine marxiste. Bernstein, dans Socialisme théorique et Social-démocratie pratique, révèle parfaitement cette liaison de la méthode dialectique et de la prise de parti historique, en déplorant les prévisions peu scientifiques du Manifeste de 1847 sur l’imminence de la révolution prolétarienne en Allemagne : « Cette auto-suggestion historique, tellement erronée que le premier visionnaire politique venu ne pourrait guère trouver mieux, serait incompréhensible chez un Marx, qui à cette époque avait déjà sérieusement étudié l’économie, si on ne devait pas voir en elle le produit d’un reste de la dialectique antithétique hégélienne, dont Marx, pas plus qu’Engels, n’a jamais su complètement se défaire. En ces temps d’effervescence générale, cela lui a été d’autant plus fatal. »
Le renversement que Marx effectue pour un « sauvetage par transfert » de la pensée des révolutions bourgeoises ne consiste pas trivialement à remplacer par le développement matérialiste des forces productives le parcours de l’Esprit hégélien allant à sa propre rencontre dans le temps, son objectivation étant identique à son aliénation, et ses blessures historiques ne laissant pas de cicatrices. L’histoire devenue réelle n’a plus de fin. Marx a ruiné la position séparée de Hegel devant ce qui advient ; et la contemplation d’un agent suprême extérieur, quel qu’il soit. La théorie n’a plus à connaître que ce qu’elle fait. C’est au contraire la contemplation du mouvement de l’économie, dans la pensée dominante de la société actuelle, qui est l’héritage non renversé de la part non dialectique dans la tentative hégélienne d’un système circulaire : c’est une approbation qui a perdu la dimension du concept, et qui n’a plus besoin d’un hégélianisme pour se justifier, car le mouvement qu’il s’agit de louer n’est plus qu’un secteur sans pensée du monde, dont le développement mécanique domine effectivement le tout. Le projet de Marx est celui d’une histoire consciente. Le quantitatif qui survient dans le développement aveugle des forces productives simplement économiques doit se changer en appropriation historique qualitative. La critique de l’économie politique est le premier acte de cette fin de la préhistoire : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, c’est la classe révolutionnaire elle-même. »
Ce qui rattache étroitement la théorie de Marx à la pensée scientifique, c’est la compréhension rationnelle des forces qui s’exercent réellement dans la société. Mais elle est fondamentalement un au-delà de la pensée scientifique, où celle-ci n’est conservée qu’en étant dépassée : il s’agit d’une compréhension de la lutte, et nullement de la loi. « Nous ne connaissons qu’une seule science : la science de l’histoire », dit L’Idéologie allemande.
Alors qu'il faudrait (personne ne l'ignore) un nouvel ordre économique mondial, la stratégie impose une nouvelle division du travail à l'échelle mondiale, qui maintient et aggraves les inégalités de croissance et de développement. Les dominateurs s'opposent à toute déstabilisation - terme à la mode qui dit bien ce qu'il veut dire - donc à tout mouvement.
S'il y a devenir (peut-on, même avec un grand pouvoir, empêcher le devenir ?), il advient malgré les puissances dominantes, économiques et politiques.
Elles n'autorisent q'en prenant des garanties les innovations technologiques ; et c'est sans doute la forme que prend aujourd'hui la contradiction indiquée par Marx entre les forces productives et les rapports sociaux et politiques, ainsi que la "loi de la valeur" considérée à l'échelle internationale. Ces puissances ont évacué, c-à-d anéanti ou neutralisé, les tentatives de démocratie directe, par exemple dans les villes et les collectivités locales.
Se plaçant au niveau global, le pouvoir politique s'emploie un peu partout à obtenir par tous les moyens - pression, répression, sollicitations et promesses - le fameux consensus qui suppose et engendre la stabilité. Pour relancer et redéployer (encore un mot à la mode) la production et l'appareil productif, il faudrait d'abord des injections massives de technologies, avec des conséquences aussi redoutables qu'imprévisibles.
Certes, la politique économique ne consiste plus en la mise au rebut des technologies - ce que Lénine considérait comme une fatalité du capitalisme monopolistique - mais en un dosage habile visant à laisser intactes les structures essentielles.
Adoptées ou imposées, les innovations se calculent en haut lieu de façon à ne pas toucher aux rapports de domination et même à les renforcer. Pourtant des modifications se produisent qui ébranlent le système.
Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne III, 1981, p 96_97.